La Révélation, par Arthur Casas
De gros nuages noirs roulaient dans le ciel mélancolique de Bretagne, charriant dans leur cours la frêle gondole de l’astre nocturne. Une pluie rageuse se faisait pressentir. Les rues étaient vides.
Le taxi de Madame Delcour l’avait déposée à la mauvaise adresse, 4 rue de La Croix du vent, au lieu de 4 rue de La Croix Saint-Georges, mauvais réglage du système de géolocalisation par satellite, les taxis ne savent plus réfléchir, les guides routiers plongent, la droite est au pouvoir, le monde est pourri, elle est perdue.
Ça gronde. Il n’y a personne pour l’aider et elle n’a pas son téléphone sur elle. Un vent se lève. Elle doit trouver un endroit pour s’abriter avant l’orage ou, peut-être, un lieu de communication pour joindre le monde habitable connu. Elle aperçoit une lueur. Coup de chance : il y a une librairie ouverte à cette heure ! Elle pressa le pas sur le pavé humide.
Clochette. Grincement de porte. Souffle humain. Souffle du vent. Ambiance. Livres. Comptoir. Beurre. Sel. Poivre. Nouilles chinoises. Un saladier 2 litres. Quatre aubergines. Trente centilitres de lait. Deux minutes au four. Couper en rondelles. Démouler. Servir.
Elle se racla la gorge.
« Bonjour, Madame. »
Le libraire avait une mine blafarde. Une vague terreur l’envahit.
« Vous êtes ouvert tard, quelle passion vous avez ! osa-t-elle avancer.
– C’est que la boutique est hantée.
– Mon Dieu !
– Je plaisante. C’est pour la concu Amazon. »
Rassurée, elle lui exposa son problème. Il ne pouvait rien pour elle, du moins pour l’instant, mais il fermait dans vingt minutes, alors il pourrait la raccompagner. En attendant, elle était libre de visiter la librairie et de butiner parmi les ouvrages de son respectable établissement lucratif. Ce marché lui parut fort convenable ; et pour si peu de frais un si grand service, voilà qui arrangeait bien son affaire. Elle fit semblant de s’intéresser aux objets-livres. Il y en avait des bleus, des blancs, des vert sapin, avec des titres et des contenus relativement dignes d’intérêt. Elle ouvrit un P.O.L au hasard, dedans il y avait écrit Merde. C’est moderne, pensa-t-elle. Puis elle feuilleta une réédition de Lamartine : horrible, les marges trop courtes, l’interlignage désastreux, des illus bidon, et puis ça pleurniche sur deux cents pages, c’est vraiment pas demain qu’elle va relire ça. Son œil tomba sur une étagère dont l’étiquette stipulait : « érotisme et livres de cul. » Elle s’indigna.
« Mais enfin !
– Comment ? dit le libraire.
– Qu’est-ce que c’est que ce rayon ?
– Ça ? C’est notre section “ésotérisme et livres de culte”.
– Ah pardon. J’avais mal lu.Vous souhaitez découvrir la librairie plus avant ? »
Il la conduisit vers un petit escalier qui menait à un étage, où il y avait davantage de livres. Elle complimenta le libraire sur sa belle librairie et il la laissa fouiner un peu dans les occasions. Au bout de vingt minutes elle redescendit avec un vieux Jules Laforgue un peu corné, se disant qu’elle le prendrait bien. Mais le type avait disparu. Nous voulons dire qu’il n’était plus là. Mais vraiment, vraiment plus là. Il était l’absence même.
Madame Delcour ne sut pas comment interpréter ce défaut de référent commercial. Elle patienta quelque temps, il était sans doute à ses affaires dans l’arrière-boutique. La porte de la librairie était fermée à clef. Elle appela. Personne…
Là, ça devenait flippant. Elle fit le tour du magasin. Impossible de repérer le libraire. Soudain, les phares d’une voiture miroitèrent dans la vitrine avant de s’estomper quelque secondes plus tard dans l’épaisseur des ténèbres.
« Le salaud ! Il est parti ! »
Le silence qui s’ensuivit ne réchauffait point le cœur. Prise d’un élan de panique, elle tenta de forcer la porte – sans succès.
« Chut ! »
Elle s’arrêta net. Les yeux ouverts le sang glacé. Quelqu’un avait dit Chut ! Avait-elle rêvé ? Y avait-il quelqu’un d’autre ici ? Elle monta l’escalier sur la pointe des pieds.
À l’étage et parmi les rangements et assis sur un fauteuil, se trouvait, un grimoire entre les mains, un nouveau personnage. Madame Delcour le reconnut.
« Baudelaire ! » Elle cria de stupeur.
« Chut ! » répéta Charles Baudelaire.
Il aurait bien aimé lire au calme. Mais la professeure, trop heureuse d’avoir trouvé le fantôme d’un écrivain connu, surmonta sa peur et tenta d’établir un contact verbal, dans l’optique d’obtenir des informations sur le sens de la vie. Mais le vieux poète se montrait bougon. Il lâchait des obscénités en tournant les pages.
« Ne vous en faites pas Madame, il râle parce qu’il voit que ses élucubrations n’intéressent guère que les adolescents aujourd’hui. »
Madame Delcour se retourna. Quelle ne fut pas sa surprise en voyant les frisettes de la perruque de Voltaire !
« Pardon, rétorqua Baudelaire, mais au moins je suis lu.
– Qu’entendez-vous par là ?
– J’entends, Monsieur le tragédien, que vos drames ont connu plus de fatalité dans leur sort qu’ils n’en continrent jamais dans leurs vers !
– Bigre ! dit Voltaire, vous jouez du fleuret à présent ? Est-ce l’opium qui vous donne tant d’humeur ? »
La professeure de français était impressionnée par cette soudaine confrontation entre deux grands pontes de la littérature. Que peuvent bien se dire les génies du siècle lorsqu’ils se rencontrent ? Certains tueraient pour le savoir. Mais la chance de Madame Delcour allait outre : la librairie dans laquelle elle avait atterri était hantée, non pas par le fantôme de deux grands écrivains, mais par les fantômes de tous les grands écrivains et de toutes les grandes écrivaines de France et de Navarre.
« Bonjour, dit Bernardin de Saint-Pierre.
– Ta gueule, dit Beckett.
– Impayables ces dramaturges ! dit le gai Marivaux. Pas peu fier d’en être un !
– Je ne suis pas dramaturge.C’est possible d’avoir un peu de silence ? demanda Baudelaire.
– Du silence pour les oubliés ! dit Voltaire.
– Moi ça va, dit Victor Hugo.
– Forcément… Toujours au programme… dirent les frères Goncourt, non sans rouler des yeux.
– Qui veuille boire en mien gobelet ? dit Rabelais. C’est de la cervoise que j’avois rabichet au godelureau de la Lune au chat.
– Elle est sur la plage. Il fait chaud. Le soleil marque son corps. Elle avance dans la sueur du jour. Rien ne bouge. Au contraire. Sur la langue un goût de sel, marqué, comme le corps, comme la chair au soleil. C’est la vie.
– Merci Marguerite, dit Huysmans. Quelqu’un sait, s’il y a des toilettes ici ?
– Oh ! Une mortelle ! s’exclama Lamartine. Vous avez lu mon livre ? La réédition est sublime ! Qu’en pensez-vous ?
– Sublime, dit Madame Delcour.
– Elle est polie, remarqua Georges Perec.
– J’ai fait un pet foireux, dit Céline.
– L’endroit est rustique, dit Paul Bourget.
– Vous êtes qui vous déjà ?
– Allons Messieurs, restons urbains !
– J’étais bourré quand j’ai écrit Le lys dans la vallée, avoua Balzac.
– Mieux vaut un pilote plein qu’un réservoir vide, dit Alphonse Allais.
– Bravo ! dit Hugo.
– J’ai vu le gueux qui était dupe Faire un burn out dans sa start up, dit Molière.
– Quel débat, dit Sartre.
– Palre pas comme sa toi, dit Camus.
– Comment ?
– J’ai dit palre pas mal esèpce de cronihcon.
– Il est fatigué, conclut Alain Souchon.
– Rosa rosa rosam, dit Lucrèce.
– Classicorum merdae, dit Lautréamont.
– La mystique n’est pas une politique, dit Péguy. La politique est la politique dans la mystique dénaturée.
– D’accord, dit Eugène Sue.
– Est-ce qu’on se souvient de moi ? ajouta-t-il à l’adresse de Madame Delcour.
– Oui… Un peu… Euh.
– Votre mutisme ne vous dessert point, dit Madame de Scudéry. Car dans une conversation, il convient de ne pas trop s’étendre, afin de laisser de l’espace pour l’expression de son interlocuteur, si agréable et nécessaire à toute bonne société.
– Pour qui sont ces cocottes qui caquettent dans ta cour ? dit Racine.
– Bonsoir, dit Michel Houellebecq.
– Mais vous n’êtes pas mort, vous ?
– Ah bon.
– L’homme aurait très bien pu ne pas chier, dit Antonin Arnaud, ne pas ouvrir la poche anale, mais il a choisi de chier, comme il aurait choisi de vivre au lieu de consentir à vivre mort.
– Ce matin, mon chapeau et moi, nous sommes sortis dans la rue. Il y avait du beau temps. J’ai salué l’oiseau.
– Ah ! il y a Prévert aussi, bah carrément il y a tout le monde quoi.
– Excusez-moi ? » dit Madame Delcour.
Elle voulait s’entretenir avec Julien Gracq à propos d’un sujet de critique littéraire très pointu, mais sans cesse on lui coupait la parole. Malraux avait commencé un discours, dans lequel il contait les divers événements qui avaient marqué sa vie et celle de la France. Leconte de Lisle se chamaillait avec Desbordes-Valmore; Proust somnolait, Breton ergotait, Voiture braillait devant les dames. Le sensible Verlaine s’étonnait de ce que le trépas n’eut point dissipé son ivresse (c’est que l’eau-de-vie porte bien son nom), – et Rimbaud était parti, encore. Parmi tous ces soûlots, parmi tous ces bons entendeurs de l’Absurde et prophètes un peu, avec leurs consœurs les bigotes les superstitieuses, les massacreuses du désir, les écrivains les écrivaines, les fantômes, toute cette ribambelle de canailles séculaires éduquées à coup de grand lycée de France et par des philosophes farfelus ou juste la Vie, la vraie vie, la grande vie je veux dire l’Ecole de la Vie, celle qu’il leur manquait à présent, coincés qu’ils étaient dans cette librairie entre les glossaires du bonheur domestique et le dernier Musso larmoyant comme fontaine de désespoir, parmi eux, les pontes, il n’y avait donc personne ? personne enfin qui pût la faire, la Révélation-sur-le-sens-de-la-vie, celle que, non sans une pointe d’humilité, Madame Delcour attendait de leur part et comme un pétale de neige qui tomberait de leur bouche le souffle le cristal incombustible qui résonnerait en frappant le sol d’un monde futur calciné brièvement entrevu ? Mais Hugo avait lancé une chaise musicale, et les bougres s’enjaillèrent. C’est que les écrivains sont des hommes comme les autres ! Alors, ce fut un torrent de piailleries, de rires – des bousculades – ils retournèrent la boutique sens dessus dessous, et la professeure, emportée dans la bamboche, ne put fermer l’œil de toute la nuit.
Le lendemain, à l’école, tout le monde regardait la prof. Elle avait les cheveux en pétard, un air vague, les yeux vachement cernés. Elle se tenait là, au tableau, sans rien dire. Il y eut quelques ricanements étouffés dans le fond de la classe ; un silence. Ça en devenait presque gênant. Corentin se demanda s’il ne fallait pas appeler quelqu’un. Vu qu’en tant de pandémie on doit être prudent, ça craignait d’avoir une prof malade dans la pièce. Mais elle sembla revenir à elle, tout à coup, ses lèvres se décollèrent et elle dit :
« Rangez vos cahiers. Aujourd’hui, on regarde un film. »