Silence
Mes doigts restèrent suspendus au-dessus des touches d’ivoire. Sur la partition, un silence, tracé maladroitement à l’encre noire, sur le fond blanc de la portée. C’était mon passage préféré, ce silence. C’était comme jeter l’ancre seul au milieu du Pacifique.
Je faisais attendre la prochaine note, me délectant de la sentir là, dans mes veines, au bout de mon index, prête à surgir, à rugir, à mourir sur le clavier. Fortissimo, s’envoler au-dessus du public, s’envoler jusqu’aux lustres flamboyants du plafond de l’opéra.
Un temps, seulement, sur le papier muet. Pour toute l’assistance, une absence de musique, comme un souffle que l’on retient. Ce silence, pourtant, c’est l’âme du morceau. C’est l’air qui emplit le scaphandre de l’explorateur, le préservant des abysses. C’est l’invisible fil d’Ariane qui me guide dans ce labyrinthe de son qu’il m’est interdit d’entendre.
Les notes s’étonnèrent de ne pas frapper les cordes, de ne pas couler le long des fils de cuivre, de ne pas illuminer le geai du piano. C’était comme si le cœur battant des tambours était en grève, comme si un volcan s’était éteint, laissant les coulées de lave perdre toute vie et s’immobiliser dans l’instant des crépitements.
Silence. Encore, encore un instant de silence avant la prochaine note, avant le prochain vide, avant de sombrer dans un délicat ballet de mains et de pieds, au rythme de la baguette, au rythme de l’encre noire sur le papier blanc.
J’aurais voulu fermer les yeux pour apprécier ce moment. Je ne pouvais pas, je n’aurais pas vu l’injonction de la baguette, se dressant, menaçante, prête à ordonner la prochaine note d’un bref soubresaut.
Encore un instant de silence, le seul bruit du sourd.